Tribunal correctionnel néerlandophone de Bruxelles, 10 décembre 2021
Ce dossier concerne une vaste affaire impliquant un réseau de prostitution nigérian aux ramifications internationales.
Dans ce dossier, cinq prévenus de nationalité nigériane et belge étaient poursuivis pour des faits de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle avec circonstances aggravantes, notamment le fait que les victimes étaient mineures. Parmi les autres préventions visées figuraient la direction d’une organisation criminelle, l’acquisition d’avantages patrimoniaux d’origine criminelle, la détention de matériel pédopornographique, etc. Des dizaines de victimes étaient concernées.
En mai 2019, la police fédérale de Bruxelles a été contactée par une ONG française de Lille qui accompagne les victimes de la traite des êtres humains. Deux jeunes filles avaient déclaré avoir été acheminées depuis leur pays d’origine en Belgique alors qu’elles étaient mineures en 2015 par un réseau nigérian et y avoir été exploitées pendant des années. Au fil des ans, les victimes avaient remboursé une dette de près de 30.000 euros aux prévenus.
Les dirigeants de l’organisation sont le principal prévenu, resté essentiellement en Italie, et son assistante, la seconde prévenue.
La police a lancé une enquête et a auditionné les victimes, lu leurs téléphones portables, analysé leurs comptes, perquisitionné une safehouse, vérifié les contrôles passés au cours desquels les deux victimes avaient été repérées par la police à plusieurs reprises dans le quartier chaud.
En octobre, une troisième victime, la partie civile, s’est présentée et a tenu des propos identiques. Elle a également fait des déclarations sur son voyage infernal du Nigeria en Belgique, au cours duquel elle a tenté jusqu’à sept fois de traverser la Méditerranée, a été rattrapée par les garde-côtes libyens, s’est retrouvée en prison, a été violée à plusieurs reprises et a été vendue à un inconnu. Elle a séjourné dans la safehouse en présence de la seconde prévenue et d’autres filles. De nouvelles filles arrivaient régulièrement. Lorsqu’elle est tombée enceinte, elle a été emmenée en Italie, où les deux prévenus principaux l’ont avortée contre son gré. Elle a alors assisté également à l’avortement forcé d’une jeune fille de 16 ans à 7 mois de grossesse. Le petit garçon est né vivant et a été noyé dans un seau. En 2018, elle a cessé de payer ses exploiteurs. Des menaces ont alors été proférées envers elle et sa famille. Deux de ses amis belges ont fait des déclarations. L’un a déclaré qu’il savait qu’elle était victime d’exploitation et qu’il lui donnait régulièrement de l’argent pour qu’elle puisse rembourser sa dette plus rapidement. L’autre était son ancien petit ami. Il a confirmé que la victime était partie en Italie, mais il ignorait alors les raisons précises de ce voyage. Ce n’est qu’après qu’elle lui a dit qu’elle était enceinte de lui et avait été forcée d’avorter.
Une enquête judiciaire a suivi en novembre 2019. Les victimes ont à nouveau été entendues. Des informations ont été demandées à l’Office des Etrangers (OE). Les différents comptes Facebook et Instagram ont fait l’objet d’une enquête, ce qui a permis d’établir également des liens entre le premier prévenu et la Norvège, le Danemark et l’Italie. Une enquête a été menée chez Ryanair, où il a été constaté que les vols aller-retour étaient toujours réservés au même nom de l’Italie au Danemark, mais qu’il n’y avait jamais personne sur le vol de retour, ce qui indiquait que celui-ci était utilisé pour transférer les filles au Danemark. Des demandes d’entraide judiciaire ont été adressées à la Norvège, au Danemark et en Italie.
La safehouse a été observée, les numéros des différents prévenus ont été mis sur écoute et une enquête financière a été menée. Cela a permis de mettre au jour de multiples contacts internationaux, notamment avec des personnes en Libye. D’importants flux d’argent ont pu être mis en évidence au sein de l’Europe et entre l’Europe et le Nigeria. Il était question de nombreuses transactions financières, notamment par le biais du système «Black Western Union», d’investissements dans des biens immobiliers, des propriétés et des entreprises au Nigeria. De faux papiers d’identité ont été utilisés.
Il s’agissait d’une organisation internationale qui faisait venir des femmes du Nigeria en Europe pour les exploiter à des fins de prostitution. Lorsque les femmes arrivaient en Italie, elles étaient réparties dans toute l’Europe depuis l’organisation de Turin. Les femmes étaient sous le joug de pratiques vaudous et devaient rembourser de lourdes dettes. Des dizaines de filles étaient impliquées, ce qui, selon le tribunal, n’était que la partie émergée de l’iceberg. Les filles devaient rembourser des dettes de 30.000 à 45.000 euros. Si les filles faisaient quelque chose de mal, leurs dettes étaient majorées.
Selon le tribunal, on avait affaire à une association bien structurée et organisée. Le cerveau de l’organisation faisait appel à plusieurs personnes. Le premier prévenu était clairement l’un des dirigeants de l’organisation. Il faisait venir les filles en Italie et les répartissait dans plusieurs pays. La seconde prévenue était assurément aussi à la tête de l’organisation. Les filles étaient « distribuées » entre le premier prévenu et la seconde. Le premier prévenu avait également des filles en Grèce, en Italie, en France, etc. Il venait en Belgique tous les deux mois pour récupérer l’argent. Le rôle de la seconde prévenue était de percevoir les fonds pour le premier prévenu. Parfois, les fonds étaient aussi transférés directement en Italie. Elle gardait les victimes sous contrôle. Elle avait elle-même des filles en Belgique, en France et en Italie. Elle n’était pas toujours en Belgique et partait souvent en Espagne.
Les filles séjournaient dans l’appartement de la deuxième prévenue et se prostituaient dans des vitrines via le système «Yemeshe». Plusieurs filles ont également déclaré avoir dû travailler dans la vitrine de «Mama Leather».
L’enquête a révélé que la deuxième prévenue était assistée par plusieurs amies qui assumaient également son rôle et gardaient un œil durant son absence à l’étranger, à savoir les troisième, quatrième et cinquième prévenues.
La troisième prévenue était le bras droit de la seconde prévenue. Elle surveillait de près les filles. Elle était une membre active de l’organisation, assurant la liaison avec le Nigeria pour le transfert de nouvelles filles en provenance du Nigeria et organisant les rituels vaudous y afférents. Son téléphone portable renfermait des dizaines de vidéos de rituels vaudous. Elle s’occupait également de l’envoi et de la réception d’argent et de la falsification de documents. Elle assistait aussi les filles en chemin par téléphone, au Nigeria et en Europe. Elle avait elle-même des filles en vitrine.
La quatrième prévenue était également une membre active. Elle prêtait le passeport de sa propre fille pour que les autres filles puissent voyager d’Italie en Belgique. Elle-même se rendait régulièrement au Nigeria pour rapporter des affaires et de l’argent. Elle était l’intermédiaire financière qui organisait le «système Black Western Union». Elle a été surprise avec une grosse somme d’argent dans sa chaussure lors de contrôles à l’aéroport. Son passeport a révélé qu’elle prenait une dizaine de vols pour le Nigeria chaque année. Des comptes ont été découverts lors d’une perquisition et de nombreuses conversations ont été entendues sur les taux de change, les collectes de fonds et le système «Black Western Union». L’enquête a révélé le modus operandi suivant : la prévenue recevait l’argent et devait le remettre à quelqu’un au Nigeria. Elle envoyait un message via un intermédiaire reprenant les coordonnées du destinataire (nom, prénom, numéro de compte, banque et montant). L’intermédiaire procédait alors au virement sur ce compte. Par ailleurs, la prévenue gérait également les «collectes de fonds». Un groupe de personnes apporte ainsi une contribution financière. C’est l’organisateur qui détermine qui peut contribuer et qui reçoit l’argent. En Europe, ce système est utilisé principalement dans les milieux criminels. Dans le cas présent, ce sont les revenus des victimes qui couvrent la contribution du proxénète à la collecte. En outre, son téléphone contenait des photos de violences graves, de mutilations et de cadavres, ainsi que du matériel pédopornographique.
Certains prévenus sont connus dans d’autres États membres et recourent souvent à des identités et des passeports différents. Finalement, deux prévenus ont été arrêtés en Belgique, un en Italie et la seconde prévenue en France où elle s’était enfuie après avoir pris connaissance de l’enquête de police à son encontre. La troisième prévenue avait déjà été condamnée en Allemagne pour tentative de prostitution intensive et de prostitution forcée particulièrement intensive.
Au cours de l’enquête, Payoke a contacté la police au sujet de menaces proférées contre la partie civile par les prévenus et leur entourage.
Les prévenus principaux ont été condamnés à une peine de prison de respectivement douze et dix ans et à des amendes de 96.000 et 64.000 euros. Les autres prévenues ont été condamnées à une peine de prison de respectivement cinq, quatre et trois ans et à des amendes de 48.000, 32.000 et 16.000 euros. Un montant de 13.300 euros a été confisqué. Le premier prévenu et la cinquième prévenue ont été condamnés par défaut. Une victime s’est constituée partie civile et a obtenu une indemnisation de 55.500 euros, dont 10.000 euros à titre de dommage moral.
Cette affaire a été rejugée le 30 juin 2022 par la cour d’appel de Bruxelles qui a confirmé en grande partie le jugement.