[Opinion] Migration: « L’appel d’air » ou la victoire des peurs
Cette opinion est parue en version raccourcie dans Le Soir et De Standaard du 8 mars 2016
Le 7 mars, alors qu’une crise humanitaire couve entre Grèce et Macédoine, un énième sommet européen tente de s’accorder sur la crise migratoire. L’occasion de s’attarder sur la peur de l’appel d’air qui érige murs et barbelés à travers toute l’Europe.
Quel est le point commun entre le démantèlement de la jungle de Calais, la confiscation des biens des candidats réfugiés au Danemark, les reprises de contrôle aux frontières, le blocage de la route des Balkans et les mesures prises en Belgique pour inciter certains demandeurs d’asile à renoncer à leur demande ? Réponse : la peur de l’appel d’air, ou aanzuigeffect. Tel est le nom du non-dit à la base de l’échec moral collectif dans lequel toute l’Europe est en train de s’enfoncer sur la crise de l’asile.
En migration, la notion d’« appel d’air » se base sur l’idée qu’il existerait un gigantesque marché de la migration, mettant en relation une offre et une demande. Celui-ci s’alimenterait par des facteurs « push » qui tendent à éloigner les gens de chez eux (la guerre, la misère, le désoeuvrement) et les facteurs « pull » qui les attirent dans tel ou tels pays ; dans ce cadre, l’appel d’air désigne le mouvement qui, au sein de ce marché, incite les migrants à s’orienter vers l’une ou l’autre destination par effet d’aubaine ou d’attractivité, informés par la presse, la rumeur ou le bouche-à-oreille. Depuis l’afflux de demandeurs d’asile depuis l’été 2015, les pays européens se sont lancés dans un poker menteur prenant pour toile de fond cette peur de l’appel d’air. En surface, les Etats coopèrent, cherchent des solutions, concluent des accords de relocalisation ; en arrière-cuisine, ils appliquent peu ou pas les accords pris, et tendent au contraire à se rendre le moins attractifs possible, en prenant une série de mesures unilatérales qui visent clairement à décourager les migrants, demandeurs d’asile ou non, à venir dans leurs pays respectifs. Quitte à se livrer entre eux à un vaste concours d’inattractivité conduisant, de facto, à se renvoyer les migrants comme des paquets de linge sale.
Ne soyons pas naïfs : le marché de la migration irrégulière, en effet, existe et est organisé par des réseaux véritablement criminels. Il fait prospérer des passeurs et des trafiquants de tout poil, qui exploitent la détresse des migrants et n’hésitent pas à faire miroiter des illusions irréalistes (« vous aurez une maison », etc). Les trafiquants d’êtres humains sont les premiers à enfreindre les droits humains. Mais il faut dire avec force ici deux choses : un, ce marché n’existerait pas si des voies légales sûres existaient, permettant à tout qui le souhaite d’introduire une demande d’asile sans avoir à risquer sa vie en mer et payer ces escrocs une fortune. Deux, quelles que soient les raisons, les fausses ou vraies promesses qui l’ont guidé jusqu’ici, tout demandeur d’asile reste un refugié jusqu’à preuve du contraire et a le droit de voir sa demande de protection correctement examinée et d’être accueilli dans la dignité pendant la procédure. C’est-à-dire non seulement avec « un lit, un pain et une douche », selon l’adage minimaliste consacré, mais aussi un accompagnement social et psychologique de qualité. Et c’est là que le bât blesse.
En effet, même si des efforts considérables ont été accomplis pour créer de nombreuses places d’accueil et respecter les engagements internationaux relatifs à la protection internationale, et même si les défis sont grands pour intégrer les 10.000 personnes qui ont obtenu une protection en Belgique en 2015, l’ombre de l’appel d’air retient constamment le bras des autorités, empêchant tout mouvement pouvant apparaître un tant soit peu généreux au-delà d’une vision restrictive du droit, comme si elles craignaient en permanence un procès en laxisme de la part de l’opinion publique. Cela a donné lieu, depuis l’automne, à des initiatives qui, si elles ne sont pas en contradiction directe avec le droit d’asile, flirtent dangereusement avec ses limites. Ainsi le secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, sous prétexte de les informer, envoie une série de courriers, à tous les demandeurs et à des groupes spécifiques. Les lettres contenaient des affirmations très partiales qui semblent surtout remplir une fonction de dissuasion : le traitement de leur demande pourrait durer longtemps et l’aboutissement serait incertain, le permis de séjour après la reconnaissance serait temporaire (ce qui n’est pas encore le cas), qu’un regroupement familial ne serait pas évident ou qu’un retour serait toujours possible. Ainsi également lorsque des campagnes Facebook sont lancées pour dissuader les demandeurs de choisir la Belgique. Derrière toutes ces mesures, à moitié dans l’action à moitié dans l’abstention, se trouve un leitmotiv : il ne faut pas trop ouvrir les bras, sinon d’autres vont arriver. Au fond, lorsque le gouverneur de Flandre occidentale invite à ne pas nourrir les migrants pour éviter « l’escalade », il ne fait que donner une vision explicite du non-dit permanent qui régit la politique d’asile actuelle.
Et cela suffit ! Toutes additionnées, ces mesures rongent le droit d’asile comme une matière corrosive. Le droit d’asile d’un homme à qui on explique en deux langues qu’il n’a peu de chance de voir sa demande aboutir est-il pleinement respecté ? Le droit fondamental de demander l’asile d’une personne à qui on explique qu’elle doit repasser d’ici deux semaines parce que l’Office des étrangers n’enregistre que 60 demandes par jour est-il pleinement respecté ? Et, plus encore : lorsqu’on se félicite du retour volontaire des demandeurs d’asile en procédure, s’agit-il vraiment dans chaque cas d’un progrès ? Un retour est-il vraiment « volontaire » s’il est le fruit d’un martèlement sur plusieurs mois répétant « on vous tolère, mais vous ne devriez pas être là, vous rentrez quand ? ». S’il est juste de fournir une information exacte sur ce qu’il est possible d’obtenir comme protection et ce qui ne l’est pas, en tordant le cou aux mensonges lancés par les trafiquants, cela doit rester de l’information, et cela ne peut se transformer en campagne explicite de découragement des gens à bénéficier complètement de leur droit à demander une protection et à l’obtenir s’il y ont droit. Les instances d’asiles en Belgique sont de qualité et prennent leurs décisions en toute indépendance du gouvernement ; il est donc capital que celui-ci non seulement n’influe pas sur les décisions, mais également s’abstienne de faire penser qu’il a une telle influence. Justice not only should be done, it should also be seen to be done.
Car non seulement les autorités découragent les demandeurs, mais en plus elles négligent de leur offrir toutes les informations nécessaires sur leurs droits. Ainsi les demandeurs d’asile ne reçoivent-ils pas d’informations complètes sur le règlement Dublin qui est toujours d’application, malgré la faillite du système. Myria a constaté en octobre dernier que, malgré de nombreux rappels, des brochures d’information sur la procédure d’asile, les brochures explicatives concernant l’application du Règlement Dublin III n’étaient toujours pas disponibles. Vu la surcharge actuelle des travailleurs sociaux, ces brochures sont d’autant plus importantes pour informer les personnes de leurs droits, de la possibilité éventuelle d’être renvoyées vers un autre pays européen responsable de leur demande et des recours possibles contre ce renvoi. Leur distribution est obligatoire depuis février 2014 mais aucun demandeur d’asile ne l’a reçue pendant près de deux ans. Nous espérons que ces brochures sont à présent disponibles, même si nous n’avons pas reçu de confirmation officielle à ce sujet. C’est une des raisons pour lesquelles, au titre d’organisme indépendant, et après avoir mis en demeure le gouvernement, Myria a introduit dernièrement une plainte auprès de la Commission européenne contre la Belgique pour infraction au Règlement Dublin III et à la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Non pour obtenir une condamnation, mais pour amener enfin un changement de priorités ; pour que l’accueil des demandeurs d’asile soit respecté dans l’esprit et la lettre, en ce compris dans la juste information des droits ; pour que le droit d’asile dans toutes ses composantes reprenne enfin le pas sur nos angoisses de l’appel d’air, et que celui-ci cesse d’empoisonner nos mots et nos esprits.
Au-delà de l’actualité qui met la migration constamment en jeu, il est sérieusement temps de commencer à réfléchir à la manière dont l’histoire se souviendra de cette période : comme un moment où l’Europe a su s’unir, faire preuve de solidarité et ouvrir ses bras à une migration charriée pour l’essentiel par la pire crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale et qui, démographiquement, ne la menaçait en rien ? Ou comme le déclin d’un continent vieux, apeuré, assiégé, assis sur ses privilèges hérités, régi politiquement par le repli et la peur, fermant ses portes à la misère et laissant deux Aylan se noyer par jour ? Il va être temps de choisir ce que nous voulons.
François De Smet
Directeur de Myria