Tribunal correctionnel de Liège, 13 décembre 2023
Le tribunal a condamné de nombreux prévenus dans le cadre d’une organisation criminelle active dans un trafic international d’êtres humains de grande ampleur via des véhicules utilitaires, voitures et camionnettes loués. Le dossier concerne un trafic de la Turquie vers l’Italie ou l’Autriche, via la route des Balkans ou via le passage de frontières entre des pays tels que la Slovénie, la Croatie, la Hongrie ou la Bosnie-Herzégovine. En réalité, l’organisation criminelle supervisait de façon autonome une partie limitée du trajet des personnes et était incluse dans une structure plus large, gérée en Turquie, qui organisait le trajet depuis le pays d’origine vers d’autres pays d’Europe. Une trentaine de prévenus, dont la majorité étant de nationalité belge, étaient poursuivis. Une dizaine d’entre eux provenaient de la région liégeoise. Les autres prévenus étaient français, congolais, arméniens, iraniens, bulgares et turcs. Treize prévenus étaient défaillants au procès.
Plusieurs centaines de victimes afghanes, iraniennes, irakiennes, syriennes, turques, bangladaises, pakistanaises, indiennes ou égyptiennes, dont des mineurs, sont concernées. Toutes étaient en situation de séjour illégal. Les convois pouvaient concerner plusieurs dizaines de personnes à la fois. Elles étaient entassées, sans siège ni ceinture et sans système d’aération. Le dirigeant de l’organisation a déclaré que les personnes transportées devaient payer 2.000 à 5.000 euros pour le voyage entre la Croatie et l’Italie, et bien plus pour la totalité de leur voyage depuis leur pays d’origine.
L’enquête a démarré en octobre 2020 après l’arrestation, en Croatie et en Slovénie, de plusieurs personnes vivant en région liégeoise interceptées à bord de véhicules, notamment immatriculés en Belgique, transportant des candidats à la migration. Le dossier a fait l’objet d’une décision d’enquête européenne. Outre la prise de connaissance des enquêtes menées par les autorités étrangères, des enquêtes de téléphonie, analyses bancaires, auditions de témoins, perquisitions et identification de prévenus sur des panels photographiques ont été réalisées. Des informations ont également été fournies par Europol concernant les contrôles de plusieurs prévenus à la frontière croate.
L’organisation criminelle était composée d’un dirigeant turc et d’une dizaine de membres (dont la compagne et le père du dirigeant). Certains prévenus sont également des membres de la même famille ou des ex-compagnons.
L’organisation criminelle avait un modus operandi habituel. La structure plus large, dans laquelle l’organisation était incluse, comprenait des personnes près de camps de réfugiés qui s’occupaient de mener les candidats à la migration aux endroits de chargement et de percevoir le prix du voyage. Les candidats étaient représentés, à distance, par un « sahibi » (propriétaire) qui les logeait parfois dans des bâtiments en attendant leur chargement. Leur nombre et localisation étaient communiqués au dirigeant de l’organisation qui en informait ensuite ses chauffeurs. Depuis la Belgique, l’organisation définissait les routes, organisait les voyages et les locations, recrutait des chauffeurs, géolocalisait et guidait ces derniers, subvenait à leurs besoins et assurait leurs paiements. Les membres utilisaient des surnoms et différents téléphones et cartes SIM afin de dissimuler leur identité. Plusieurs prévenus ont pu apurer des dettes grâce aux sommes tirées du trafic. Le tribunal a estimé que le dirigeant a engendré un bénéfice net tiré du trafic de 1.654.664,31 euros.
Certains chauffeurs transportaient les candidats à la migration, tandis que d’autres conduisaient des voitures ouvreuses ou suiveuses. Ils étaient recrutés dans la rue ou par le bouche-à-oreille. Il s’agissait de personnes inexpérimentées en situation de précarité en raison de leur état de santé ou situation financière. Les recruteurs, particulièrement une prévenue, exerçaient des menaces de mort et des intimidations à leur encontre. Une fois recrutés et après remise d’une somme d’argent, ils étaient conduits dans une agence de location belge, allemande ou hollandaise afin de procéder eux-mêmes au paiement de la location. Un téléphone et une carte SIM leur étaient également fournis, en vue de les géolocaliser et guider pas à pas via l’application WhatsApp. Ils avaient pour instructions de conduire à vive allure, sans s’arrêter avant la destination finale, et de filmer les personnes transportées lors de leur déchargement. Certains chauffeurs étaient sous l’influence de stupéfiants. Un des convois a notamment mené au décès d’une personne transportée à la suite d’un grave accident causé par un chauffeur ayant consommé de la cocaïne et du cannabis, tentant d’échapper à un contrôle de police. Une quinzaine de personnes en ressortirent grièvement blessées. Plusieurs chauffeurs ont été arrêtés, incarcérés ou condamnés par des juridictions étrangères (en Croatie, Slovénie, Autriche, Hongrie…). Les chauffeurs étaient payés via des organismes de transfert de fonds tels que Western Union, BPN, Gonderal, Ria ou encore via les systèmes « Hawala » et « Mektep ».
Trois prévenus étaient en état de récidive légale. Les poursuites relatives à certains prévenus ont été disjointes en vue d’une expertise psychiatrique médicolégale contradictoire ou afin de clarifier des questions dans le cadre de jugements ou de procédures diligentées à l’étranger (en Slovénie et/ou en Croatie). Bien que trois prévenus aient été entièrement acquittés en raison du principe non bis in idem, tous ont été reconnus coupables de trafic d’êtres humains. Certains d’entre eux avaient reconnu les faits. Plusieurs prévenus ont été partiellement acquittés pour certains convois de victimes. Le tribunal a retenu, dans le chef de plusieurs d’entre eux, les circonstances aggravantes de minorité, d’abus de situation vulnérable, de manœuvres et menaces, de mise en danger et négligence grave des victimes, d’activité habituelle et de mort sans intention de la donner.
La prévention d’organisation criminelle a également été retenue dans le chef de plusieurs des prévenus. Deux prévenus ont également été condamnés pour tentative d’extorsion et un autre prévenu pour vol avec violence.
Les prévenus ont été condamnés à des peines d’emprisonnement allant de 18 mois à dix ans, à des peines d’amende allant de 8.000 à 4.552.000 euros, les deux peines avec ou sans sursis (partiel ou total), ainsi qu’à une interdiction professionnelle pendant cinq ans. Le tribunal a suspendu le prononcé de la condamnation de trois prévenus. Une confiscation de 500.000 euros a été ordonnée à l’égard du dirigeant. Les prévenus ont été condamnés à payer solidairement 1 euro définitif à Myria, partie civile.
La décision a fait l’objet d’un appel.